Équateur - 2006

Vive l’Office Québec-Amériques pour la jeunesse ! Comme je suis maintenant considéré comme un «écrivain professionnel», leur jury acceptent ma proposition d’aller présenter des conférences d’auteur dans les Alliances françaises de l’Équateur. Un beau projet sur papier qui me permet surtout de visiter gratuitement ce coin du monde.

 

Le projet est malheureusement un semi-échec. L’apprentissage du français n’est pas très populaire là-bas, et moi non plus.

 

Une fois mes obligations remplies, je pars explorer les forêts primaires de l’Amazonie : j’ai rencontré un guide autochtone qui va me conduire à son village, où sa communauté vit en autonomie dans la jungle.

 

Cela fait un bon moment que nous roulons sur des routes de terre lorsque notre Jeep/taxi arrive à un cul-de-sac aux abords d’une rivière brune. Une pirogue nous y attend, c’est à son bord que nous quittons le royaume des humains pour entrer dans le royaume de la végétation tropicale.

 

Nous passons quelques jours dans un campement dans la jungle, où je découvre que la vie amazonienne se manifeste surtout la nuit. Un bon matin, le guide active la radio d’urgence. Une pirogue devait venir nous ravitailler en essence et en nourriture. Elle ne s’est pas pointée. La radio nous apprend que le pays est tombé en état d’urgence militaire. Des manifestations ont éclaté contre les pétrolières étrangères qui puisent l’or noir directement dans la jungle, sans jamais rien laisser aux communautés locales sauf des désastres environnementaux. Les manifestants bloquent toutes les voies d’accès vers l’Amazonie.

 

— Tu dois manger et faire des réserves.

 

Pourquoi des réserves? Jonas, mon guide, m’explique que le trajet de pirogue à moteur nous a pris trois heures parce que le courant était avec nous. Pour le retour, comme nous n’avons plus d’essence et qu’on ramera à contre-courant, cela nous prendra huit ou neuf heures. En outre, quand nous serons arrivés à la route, il faudra marcher cent dix kilomètres. Deux heures en Jeep, vingt heures à pied…

 

Jonas décrète une pause. Il se tient à une branche d’arbre pour empêcher la pirogue de dériver. Moi, je décrète une baignade. J’ai trop chaud. Je demande à Jonas si c’est sécuritaire. « Oui oui », me répond-il. Je saute à l’eau. Pendant ce temps, il mange une orange, lançant ses pelures à l’eau. Aussitôt, elles disparaissent dans un bouillonnement. Nouvelle pelure, nouveau bouillonnement.

« Des piranhas », me dit tout bonnement Jonas. Je sors de l’eau à la vitesse de la lumière, manquant de faire chavirer la pirogue. Jonas m’explique que les piranhas mangent des fruits. C’est rare qu’ils consomment de la viande, et encore plus rare qu’ils s’attaquent aux humains. Mais le mot rare ne me rassure pas.

 

Nous atteignons finalement la route, et notre marche commence. Je n’arrive pas à me sortir de la tête que je suis déçu. Déçu, car cet après-midi je devais rencontrer un chaman. Une expérience certainement intense que j’aurais aimé vivre.

 

Au lieu de cela, nous marchons et marchons. Finalement, le bruit d’un moteur se fait entendre. Un tracteur à l’horizon qui tire une charrette remplie de passagers !

 

Nous courons pour le rejoindre et nous nous entassons derrière, contre une trentaine de personnes, vieilles et moins vieilles, hommes, enfants et femmes… Tout un village se déplace pour aller occuper la raffinerie Occidental. L’une des pires.

 

D’autres manifestants y ont déjà érigé des tentes, allumé des feux : les activités de la pétrolière sont bloquées. À la radio, le président annonce que toute personne qui résistera à son arrestation, ou qui démontrera une quelconque forme d’agressivité envers les militaires, sera abattue sur-le-champ.

 

Les militaires vont venir, débarquer ici d’un jour à l’autre, tous en sont conscients. Ils tireront dans la foule pour évacuer les manifestants. Pas des balles à blanc. Des gens vont mourir, la seule incertitude étant de savoir qui.

 

Le tracteur s’arrête. Jonas me fait savoir que nous devons continuer à pied. Je veux m’approcher du campement et capter quelques images. Jonas me prend par le bras…

 

— Tu sais, Ugo, les gens peuvent penser que tu es un gringo, un Américain de la compagnie Occidental, et ils ont des machettes…
Bon, voilà des propos convaincants, je range ma caméra.

 

C’est vrai que je ne passe pas inaperçu. Je dépasse d’une tête bleachée les Équatoriens aux cheveux noirs. Je suis le seul qui porte la barbe, le seul blanc. Aucunement incognito… Incogringo.

 

Nous parvenons finalement à la première ville habitée, Lago Agrio, occupée par les militaires et sous le coup d’un couvre-feu obligatoire. Dans les rues, des pneus brûlent pour bloquer toute circulation. La lourde fumée noire couvre le ciel.

 

Au café Internet, je veux écrire à ma famille que je vais bien. J’ouvre un courriel de ma soeur, daté d’aujourd’hui : « Ouain, Ugo, tu ne nous donnes pas beaucoup de nouvelles… Trop occupé à te faire bronzer sur la plage ? »

 

Je me rends compte que les manifestations n’ont pas fait les manchettes chez nous, les Québécois ne savent rien de ces revendications. Nous qui achetons ce pétrole… Des gens sacrifient leurs vies, et personne chez nous ne sait ce qui se passe. Insufflé d’énergie, j’ai acheté un carnet de notes pour raconter. Raconter mon voyage, mes expériences, mais aussi ma rencontre avec les manifestants et leur cause. Mon livre Aventures équatoriennes est né.